Le design à l'heure de l'IA
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Le design à l'heure de l'IA

Décembre 2025
Le design ?Réflexion

Face aux polémiques annonçant la fin des designers, nous pensons à l'inverse qu'ils sont justement plus indispensable que jamais. À condition que nous parlions bien du même métier !

Au XVIᵉ siècle, Rabelais écrivait déjà : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Cette phrase résonne aujourd’hui avec une acuité particulière.

Elle nous rappelle une évidence que nous semblons avoir oubliée : nous, humains, ne sommes ni omniscients ni omnipotents. Une connaissance sans morale, sans recul, sans intention claire, peut devenir dangereuse.

Oui, le design est plus important, plus stratégique que jamais. Pas celui qui se contente d’optimiser l’existant, mais celui qui interroge le sens, les usages et les conséquences de ce que nous concevons.

La hype de l’IA et l’illusion du progrès

La majorité de la hype autour des usages de l’IA, souvent portée par des experts nouvellement auto-proclamés, n’apporte finalement que peu de valeur à notre société. Pire encore, elle contribue à la précipiter toujours plus vite dans une logique de rat race, où l’enjeu principal semble être de faire toujours plus, toujours plus vite, toujours plus efficacement.

L’IA est alors présentée comme un levier d’optimisation : optimiser ce que nous savons déjà faire, automatiser des tâches existantes, accélérer des tendances déjà bien installées. Les résultats peuvent être impressionnants sur le plan technique, parfois même spectaculaires. Mais aussi bluffants soient-ils, ces usages ne sont ni intelligents, ni véritablement transformatifs.

Ils révèlent surtout une confusion fondamentale que nous persistons à entretenir : celle qui consiste à parler d’Intelligence Artificielle, là où il s’agit bien souvent d’Information Artificielle. Autrement dit, de systèmes capables d’agréger, de recombiner et de restituer des connaissances existantes, mais incapables d’intention, de jugement ou de responsabilité.

L’appauvrissement silencieux de l’intelligence humaine

Le paradoxe est que plus ces systèmes sont utilisés pour suppléer des activités cognitives de base, plus l’effet produit peut devenir délétère. Rédiger des messages correctement formulés, synthétiser des documents, produire des idées acceptables, voire prendre des décisions à notre place : autant de tâches qui, lorsqu’elles sont systématiquement déléguées, finissent par appauvrir les capacités mêmes qu’elles prétendent aider.

Le confort immédiat et le gain de productivité masquent un phénomène plus profond : un nivellement progressif par le bas.

Ce qui était autrefois un exercice de réflexion, de formulation ou de jugement devient une simple validation de propositions générées par un système. L’intelligence humaine n’est plus sollicitée, mais supervisée.

Un biais ancien des nouvelles technologies

Ce constat n’est pas propre à l’IA. Il s’inscrit dans une histoire beaucoup plus large de l’adoption des technologies.

Bien souvent, celles-ci sont pensées avant tout comme des moyens de faire plus vite ou plus facilement, mais rarement comme des occasions de faire autrement.

L’innovation est alors réduite à une logique d’optimisation continue, sans remise en question des modèles qu’elle soutient. On améliore les flux, on fluidifie les parcours, on accélère les processus, mais on interroge rarement la finalité du système lui-même.

Or, face aux défis économiques, sociaux, écologiques et humains qui se dressent devant nous, ce n’est pas d’optimisation dont nous manquons, mais bien de transformation.

Changer la question : de l’outil à la transformation collective

La question centrale n’est donc plus de savoir ce que l’IA peut faire pour nous, pour nos entreprises ou pour nos organisations. Elle est de comprendre ce que, collectivement, nous devons transformer.

Tant que l’IA est pensée comme une réponse individuelle à des problèmes de productivité, elle ne fait que renforcer un système déjà à bout de souffle. Penser autrement suppose de déplacer le regard, de passer de l’outil à l’impact, de la performance immédiate aux effets à long terme.

C’est précisément à cet endroit que le design prend toute son importance.

Le design est politique (et il l’a toujours été)

On présente encore trop souvent le design comme une discipline au service de la performance, chargée d’améliorer des parcours, d’augmenter des taux de conversion ou de répondre à des KPI business. Cette vision réductrice masque pourtant une réalité beaucoup plus profonde : le design n’est jamais neutre.

Le design est éminemment politique, au sens noble du terme. La politique, avant d’être une affaire de partis ou d’idéologies, est l’art d’organiser la vie collective. Elle concerne la manière dont une société se structure, dont le pouvoir est distribué, dont les règles,  explicites ou implicites, encadrent les comportements.

Or, c’est exactement ce que fait le design.

Repenser nos interactions plutôt que d’optimiser l’existant

Chaque choix de conception organise le possible. Une interface rend certaines actions évidentes et d’autres complexes. Un système interactif encourage certains comportements et en décourage d’autres. Une automatisation déplace l’autorité, souvent sans que cela ne soit jamais formulé explicitement.

Le design agit comme une législation silencieuse, inscrite dans les objets, les interfaces et les systèmes que nous utilisons quotidiennement.

Concevoir, c’est toujours prendre position

Dire que le design est politique ne signifie pas que le designer milite pour une idéologie. Cela signifie reconnaître que concevoir, c’est toujours prendre position. Même lorsqu’il prétend être neutre, le design choisit ce qui mérite attention, ce qui doit être rapide, fluide, mesuré, et ce qui peut être relégué à l’arrière-plan.

À l’heure de l’IA, cette responsabilité devient encore plus critique. Les systèmes interactifs ne se contentent plus de répondre à des actions ; ils suggèrent, anticipent, recommandent, orientent. Ils influencent nos décisions, nos rythmes, et parfois même notre capacité à penser par nous-mêmes.

Concevoir ces interactions revient alors à décider qui s’adapte à qui : l’humain au système, ou le système à l’humain.

Le rôle central du design d’interaction

C’est ici que le design d’interaction joue un rôle clé. Héritier du design industriel, du design UX et du design UI, il se situe à leur croisement tout en s’en distinguant. Là où l’UX s’intéresse au sens et aux usages, où l’UI matérialise les interfaces, et où le design industriel / produit pense la forme et le geste, le design d’interaction conçoit avant tout des relations dans le temps.

Il dessine des dialogues entre des humains et des systèmes, qu’ils soient numériques, physiques ou hybrides. Son enjeu n’est pas de rendre les choses simplement plus faciles, mais de questionner ce que ces facilités produisent.

Favorisent-elles l’autonomie ou la dépendance ?
Encouragent-elles la compréhension ou la délégation aveugle ?
Développent-elles les capacités humaines ou les atrophient-elles progressivement ?

Concevoir des systèmes qui augmentent réellement l’intelligence humaine

Repenser le design à l’heure de l’IA, ce n’est pas chercher à intégrer toujours plus d’intelligence artificielle dans les produits et services.

C’est se demander quel type d’intelligence nous voulons réellement cultiver.

C’est concevoir des systèmes qui augmentent la capacité à comprendre, à juger et à décider, plutôt que de simplement optimiser des flux ou automatiser des réponses.

C’est accepter que le rôle du designer n’est pas seulement de résoudre des problèmes, mais aussi d’en formuler de nouveaux, plus justes, plus responsables, plus alignés avec les enjeux collectifs.

Le design, en ce sens, n’est ni un vernis esthétique ni un simple outil d’optimisation. Il est un acte structurant, profondément politique, qui engage notre manière de vivre avec les technologies.

À l’heure où l’IA devient une infrastructure cognitive majeure, il est urgent d’assumer cette responsabilité.