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Quand “designer” ne veut plus rien dire : un malentendu culturel ?

Juin 2025
RéflexionLe design ?

Il est aujourd’hui difficile de parler de design — et plus encore d’UX design — sans se heurter à une série d’amalgames sémantiques, culturels et professionnels. Dans les offres d’emploi, les discussions entre métiers, les parcours de formation ou les présentations d’agence, le terme "designer" semble avoir perdu toute consistance.

Il est tour à tour synonyme de graphiste, de styliste, de maquettiste, d’ingénieur, de chef de produit, d’artiste, voire d’animateur ou de facilitateur. Pire encore : il se décline à l’infini selon les spécialités et les buzzwords — UX designer, UI designer, service designer, design thinker, product designer, content designer… 
Une inflation lexicale qui a fini par diluer le sens même du mot design.

Comment en est-on arrivé là ? Et surtout, que peut-on faire pour redonner au design sa portée, sa rigueur et sa légitimité stratégique ?

Cet article propose une lecture critique de cette dérive, en revenant sur deux causes majeures : une transposition simpliste du mot “designer” de l’anglais vers le français, et une appropriation opportuniste du terme par des métiers qui n'ont pas grand-chose à voir avec une véritable démarche de design.

Une traduction trop simpliste : “designer” = concepteur ?

La première confusion provient d’une traduction un peu trop rapide. Dans la logique anglo-saxonne, to design, c’est concevoir. Un designer, donc, est littéralement un concepteur. Cette définition simple et fonctionnelle recouvre un large spectre de pratiques allant de l’ingénierie à l’esthétique, en passant par l’interaction, le service ou l’organisation.

En français, le mot “designer” a donc été importé tel quel, sans passer par une clarification conceptuelle. Résultat : il reste flou, galvaudé, souvent associé à la forme plutôt qu’au fond. On parle d’un designer comme d’un "faiseur de jolies choses", d’un expert en interfaces ou d’un esthéticien numérique. La dimension stratégique, systémique et centrée utilisateur du design est largement absente du débat public.

Cette mauvaise traduction n’est pas anodine. Elle contribue à réduire le rôle du designer à un poste d’exécution, à mi-chemin entre le marketing et le graphisme, sans réelle autorité sur les orientations produit, les décisions métier ou les besoins des utilisateurs. Or, dans la philosophie anglo-saxonne du design, le designer est un acteur de transformation, un médiateur entre besoins humains, contraintes techniques et enjeux business.

Des titres qui "sonnent bien", mais qui sonnent creux

À cette confusion sémantique s’ajoute une récupération opportuniste du mot “designer” par d’autres disciplines. On voit ainsi apparaître des profils issus du développement, de l’ingénierie, de l’art ou du marketing, qui se rebaptisent “designers” sans pour autant adopter une démarche de design structurée.

Pourquoi ? Parce que le mot "[dizajn/]" séduit. Il évoque l’innovation, la créativité, la modernité. Il "vend" bien, en interne comme en externe. Certaines entreprises n’hésitent pas à relabelliser des postes classiques (chef de projet, maquettiste, ergonome) en rôles de designers pour renforcer leur attractivité. Mais cette approche de surface nuit à la lisibilité des rôles et crée une confusion durable entre les compétences attendues et la réalité du métier.

Le problème, ce n’est pas que des ingénieurs ou des artistes fassent du design — au contraire, la pluridisciplinarité est une richesse. Le problème, c’est qu’on prend le mot sans adopter l'essence. On réduit le design à une couche cosmétique, à un savoir-faire formel, à une série d’outils ou de livrables (personas, wireframes, prototypes) sans en comprendre l’intention profonde : créer des systèmes adaptés à des contextes humains réels, en intégrant contraintes, usages et itération.

Le design “à la française” : dessein, stratégie et exigence

Face à ces dérives, il est intéressant de revenir à une conception plus exigeante, plus ambitieuse du design — une vision que l’on pourrait qualifier de design “à la française”, bien que cette expression reste à manier avec nuance.

Cette approche puise ses racines dans une culture où le mot "design" est encore chargé de sens. En effet, le mot “design” vient du latin designare, qui signifie “désigner”, “indiquer”, “marquer d’un signe”. De cette racine sont nés deux mots français : “dessin”, qui évoque la forme visible, et “dessein”, qui renvoie à l’intention, au projet, à la finalité.
Or, un bon designer — dans cette logique — ne travaille jamais uniquement sur le dessin ; il agit aussi et surtout sur le dessein. Il donne forme à une intention. Il structure un projet, une vision, une stratégie à travers des objets, des interfaces, des espaces, des services.

Dans cette optique, un designer ne se contente pas de produire des artefacts jolis ou fonctionnels. Il porte une intention profonde. Il traduit un dessein en dispositif concret. Il pense l’expérience dans sa globalité, depuis les premiers contacts jusqu’à l’usage réel. Il travaille en lien avec les parties prenantes, les utilisateurs, les contraintes du terrain. Il utilise la pensée design non comme une boîte à outils, mais comme un cadre stratégique pour résoudre des problèmes complexes.

Dans cette perspective, il est impensable qu’un designer ne travaille pas sur l’expérience utilisateur. Qu’il soit designer graphique, produit, industriel ou d’espace, il pense toujours l’usage, l’interaction, le parcours. L’UX n’est pas une spécialité isolée, c’est une composante essentielle du métier de designer. Ce n’est qu’en segmentant artificiellement les rôles que l’on peut imaginer un “UX designer” d’un côté, un “product designer” de l’autre, un “UI designer” encore ailleurs… Ce morcellement appauvrit le design au lieu de l’enrichir.

Le rôle du designer UX : créer les conditions, pas l’expérience

Enfin, il est crucial de rappeler une dernière chose : un designer UX ne crée pas des expériences. Ou plus exactement, il ne crée pas l’expérience en elle-même, car celle-ci ne lui appartient pas.

L’expérience utilisateur est une émergence : elle naît de la rencontre entre un système conçu et un utilisateur réel, dans un contexte donné. Ce que fait le designer UX, c’est concevoir les conditions pour que cette expérience soit possible, fluide, utile, agréable, … mais le designer peut aussi la vouloir éthique (ce qui peut imposer des renoncements), frictionnelle, …

Autrement dit, le design UX ne produit pas l’expérience, il la rend possible. Ce n’est pas une nuance cosmétique, c’est une différence de posture. Cela signifie que l’UX n’est pas une forme, ni un livrable, ni même une interface. C’est une conséquence, une résultante d’un travail de conception bien mené. Cela implique humilité, écoute, test, et amélioration continue. Le designer n’est pas un artiste solitaire ni un exécutant docile : il est un concepteur responsable, au service de l’usage réel.

Redonner du sens au mot “design”

Le design mérite mieux qu’un titre accrocheur ou qu’une étiquette marketing. Il mérite d’être reconnu pour ce qu’il est : une discipline rigoureuse, stratégique, créative, systémique. Cela suppose de clarifier les mots, les rôles, les méthodes. De distinguer l’usage du titre de designer de la pratique réelle du design. Et surtout, de replacer l’expérience humaine au cœur de la conception.

Revenir à une vision “exigeante” du design, ce n’est pas une posture élitiste. C’est une nécessité pour l’impact, la clarté et la cohérence de notre métier. Car sans intention, sans stratégie, sans démarche… le mot “designer” ne veut plus rien dire.